Texte intégral de la conférence du 24 mars par Serge Maury
- Francis Roche
- 28 mars
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Les études historiques sur Jésus et leurs conséquences pour la foi
Conférence par Serge Maury prononcée le 24 mars 2025 à la maison paroissiale de Saint Maurice
Introduction : Depuis plus de deux cent ans Jésus de Nazareth a fait l'objet d'un nombre incalculable d'études à caractère biographique. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à aujourd'hui, historiens et exégètes ont cherché à percer le mystère Jésus et à étudier ce personnage en appliquant les méthodes de la discipline historique; C'est à dire en étudiant Jésus de façon objective, en se débarrassant de tout a priori religieux et confessionnel. Le portrait, ou plutôt les portraits, au pluriel, qui se dégagent de ces travaux à caractère historique viennent souvent contredire l'image de Jésus Christ telle que léguée par la tradition chrétienne.
Pour le dire franchement, l’histoire telle que la pratiquent les universitaires est une chose très différente de « l’histoire sainte » des manuels de catéchisme !
Pour mieux introduire mon sujet, je vais évoquer quelques distinctions conceptuelles que l’on trouve dans l’ouvrage monumental (5 volumes à ce jour!) de l’historien et jésuite américain John P. Meier, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire. C’est l’une des œuvres savantes les plus réputées dans le domaine des études historiques sur Jésus. Et John P. Meier se livre d’emblée à quelques définitions très utiles. Il commence par opposer le « Jésus réel » et le « Jésus historique ». La notion de Jésus réel désigne, je cite, « tout ce que Jésus a pensé, dit, fait et ressenti durant sa vie ou même au cours de son ministère public ». Ce Jésus « réel » est à jamais inatteignable du fait de la distance chronologique et de la maigreur de la documentation.
Puis Meier continue : «A l’opposé du « Jésus réel », le « Jésus historique » est le Jésus que l’on peut retrouver et reconstruire en utilisant les outils scientifiques de la recherche historique moderne. Le « Jésus historique » est donc une construction scientifique, une abstraction théorique des exégètes modernes, qui ne coïncide que partiellement avec le Jésus réel de Nazareth ».
Enfin, dernière opposition conceptuelle que fait Meier (je le cite toujours) : « si le Jésus historique n’est pas le Jésus réel, il n’est pas non plus le Jésus théologique, celui qu’étudient les théologiens selon leurs méthodes et leurs critères propres ».
Mais on peut évoquer, par delà Meier, une opposition binaire qui a suscité de nombreux débats en exégèse et en théologie : "Jésus de l'histoire, Christ de la foi". A savoir le clivage entre le Jésus tel que le reconstruisent les exégètes et historiens en appliquant les règles de l'enquête historique , d'une part, et le Christ célébré par les communautés chrétiennes, d'autre part.
Voilà donc le sujet de ma conférence : qu'est ce que signifie étudier Jésus en historien ? Comment peut-on faire des Evangiles des sources pour l'histoire des tout débuts du christianisme, alors que les écrits du Nouveau Testament sont d'abord des textes à caractère religieux ? Quelle image de Jésus se dégage de ces travaux à caractère historique ? Quelles conséquences pour la foi ? Comment ont réagi les tenants de la tradition religieuse à ces tentatives d’historicisation de Jésus de Nazareth ?
I) Historique de la recherche sur Jésus et de la controverse "Jésus de l'histoire/Christ de la foi".
En histoire de l’exégèse et de la théologie, on parle traditionnellement des « trois quêtes du Jésus de l’histoire ». La première s’étend essentiellement sur le XIXe siècle.
Le premier auteur à avoir avancé l'idée d'un écart entre le Jésus "historique" et celui des Ecritures est Reimarus, auteur allemand qui écrivit à la fin du XVIIIe siècle. Dans une étude monumentale restée inédite de son vivant , cet auteur dépeint un Jésus révolutionnaire juif que ses partisans érigent en Dieu après sa crucifixion. C'est un écrit typique de l'anticléricalisme et du déisme du siècle des Lumières.
Puis, au XIXe siècle, se déploient les travaux de l'exégèse protestante allemande, à la fois l’école rationaliste et ce que l'on appelle le protestantisme libéral en théologie. Ces exégètes s'efforcent d'expliquer rationnellement la vie de Jésus de Nazareth et de s'affranchir des dogmes des Eglises. C'est ainsi qu'un certain Friedrich Straus, en 1835, publie une vie de Jésus qui fit scandale. Cet auteur fait de Jésus un personnage mythologique. L'existence historique de Jésus n'est pas niée, mais selon Strauss, le souvenir de Jésus a été déformé et enjolivé d'éléments relevant de la mythologie. Jésus a été interprété par ses partisans en fonction de l'Ancien Testament.
Plus généralement, cette période du protestantisme libéral est celle de la naissance de la méthode dite "historico-critique", qui dominera l'exégèse jusqu'à la fin des années 1970 (depuis, on assiste à une montée en puissance des analyses littéraires du texte biblique). Les "écrits bibliques sont analysés par l'histoire, de deux façon. D'une part on fait l'histoire de la rédaction des textes bibliques; d'autre part, ces exégètes s'intéressent à la véracité historique du contenu même des récit s bibliques, et donc de l'historicité de ce que disent les évangiles sur Jésus.
Mais revenons aux ouvrages classiques de cette période :l'autre auteur de référence au XIXe siècle dans les études historiques sur Jésus n'est pas allemand, mais français. Il s'agit d'Ernest Renan, dont la très célèbre "Vie de Jésus" publié en 1863, sous le Second Empire, devint très vite un énorme succès de librairie (10 réimpressions pour la seule année 1863). Mais le livre provoqua aussi un énorme scandale, et Renan s'attira les foudres des cléricaux et de l'Eglise catholique. A peine nommé professeur d'Hébreux au Collège de France, Renan fut démis de ses fonctions par le Pouvoir Impérial. Renan ne récupérera sa chaire qu'en 1871, et il deviendra une sorte d'intellectuel officiel sous la IIIe République.
Pourquoi ce scandale ? C'est que Renan, ancien séminariste qui a perdu la foi, fait de Jésus un "homme incomparable" selon sa célèbre formule, mais pas le Fils de Dieu. Le Jésus de Renan est le fondateur d'une religion de l'humanité et de la fraternité, mais l'auteur nie toute dimension surnaturelle. Le livre a l'époque a fait date pour deux raisons; C'est un manifeste pour une histoire laïque du fait religieux, le livre se propose de vulgariser les résultats de l'exégèse allemande. Mais le livre se signala aussi par ses qualités littéraires : en des pages célèbres, Renan livre un portrait bucolique et romantique de Jésus de Nazareth. Mais pour un lecteur d'aujourd'hui, cet ouvrage parait terriblement daté, et ses analyses en terme d'exégèse sont dépassés :personnellement, je l'ai relu récemment, il m'a fait l'effet d'un roman historique assez mièvre basé sur les données des évangiles.
Entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, ces tentatives d'écrire la biographie historique de Jésus de Nazareth vont se tarir, car plusieurs coups fatals vont être portés aux biographies de Jésus écrites au XIXe siècle. Quelqu'un comme Ernest Renan, tout en voulant se détacher de la tradition catholique, estimait que les évangiles étaient des documents historiques tout à fait valables pour l'étude historique de Jésus si on les purgeait de tout élément surnaturel. Et dans le monde des exégètes de cette époque, Marc était considéré comme le premier évangile à avoir été écrit, donc le plus fiable car le plus proche des événements qu'il relate. On pouvait donc raisonnablement bâtir une étude sur le Jésus de l'histoire à partir de l'évangile de Marc.
Cette position va être sérieusement malmenée par une étude d'un exégète allemand, William Wrede, qui montre que l'évangile de Marc n'est pas un récit objectif et transparent de la vie de Jésus. Au contraire, c'est déjà un évangile qui manifeste une relecture théologique systématique de l'existence de Jésus. Deuxième coup d'estocade : le futur médecin Albert Scheitzwer fait le bilan des études historiques sur Jésus et porte un jugement sans appel. A savoir que les différents biographes de Jésus, au XIXe siècle, surtout les représentants de l'école libérale en France et en Allemagne, n'ont fait que projeter leurs propre préoccupations et celles de leur époque sur Jésus de Nazareth.
Le coup fatal porté aux biographies de Jésus le fut par un groupe de théologiens et d'exégètes allemands des années 1920 et 1930. Ces exégètes inventèrent une méthode nouvelle d'étude des Evangiles appelée "critique des formes". Disons un mot d'abord de cette méthode d'exégèse : ces exégètes allemands étudiaient les micro-récits ou "péricopes" qui parsèment les évangiles et étudient leur structure formelle. ils arrivent ainsi à isoler des familles (à la fois de petits récits et de paroles de Jésus) : par exemple les récits de miracles, de guérisons, de controverses ou de dialogues.
Ces récits sont issus de traditions orales qui ont circulé dans l'intervalle qui sépare la mort de Jésus de la mise par écrit des Evangiles. Selon les tenants de la "critique des formes", conteurs et prédicateurs ont réaménagé les souvenirs que l'on avait de Jésus en fonction des besoins et de la situation de vie des communautés chrétiennes de ces années-là (des années 30 à 60 environ). Puis ces unités narratives élémentaires ont été intégrées dans ce qui deviendra les évangiles.
La conclusion de ces auteurs se veut sans appel : pour l'essentiel, les évangiles du Nouveau Testament reflètent les croyances et doctrines de l'Eglise "postpascale" (qui suit la mort de Jésus), ils ne permettent pas de remonter à l'existence historique de Jésus lui-même. Autrement dit, les évangiles font écran entre l'historien et le Jésus ayant réellement existé. Toute tentative de reconstitution historique de la vie de Jésus de Nazareth est dès lors presque impossible.
Ceci est une position d'exégètes et de chercheurs. Mais le principal représentant de la "critique des formes", le théologien luthérien allemand Rudolf Bultmann, a redoublé ce constat exégétique en une position théologique. Disons un mot de Rudolf Bultmann : son oeuvre s'étale des années 1920 aux années 1970, et il fut l'un des principaux théologiens du XXe siècle. Il fut célèbre pour le mot d'ordre qu'il a lancé, celui de la "démythologisation" du Nouveau Testament (il entendait par là qu'il fallait débarrasser les écrits bibliques de leur gangue mythologique pour les rendre recevables dans le monde d'aujourd'hui). Mais Bultmann fut aussi célèbre pour avoir frontalement opposé le Jésus de l'histoire (sur lequel on ne peut savoir grand chose) et le Christ de la foi. L'important, pour le chrétien, est de se laisser interpeller de façon existentielle par le message christique. La connaissance du Jésus de l'histoire est foncièrement inutile pour la foi.
Mais cette position de Rudolf Bultmann va être vivement contestée par un de ses élèves, Ernst Kaseman. Pour ce dernier, la séparation entre Jésus de l'histoire et Christ de la foi n'est pas pertinente. Il y a une continuité entre la prédication de Jésus de Nazareth en Galilée puis à Jérusalem, et le Christ ressuscité du kerygme. C'est largement au Jésus historique que s'adresse la foi des croyants. Aussi, la recherche sur l'histoire de Jésus va être relancée, d'abord principalement en Allemagne et en Europe après la seconde guerre mondiale (c’est ce qu’on appelle la « deuxième quête du Jésus de l’histoire ». Puis vient une troisième « quête » au tournant des années 1980, ou prédominent les travaux américains. Ce qui caractérise notamment certains auteurs de cette troisième quête, c’est un intérêt renouvelé pour la judaïté de Jésus et l’emploi des sciences sociales (anthropologie et sociologie).
Aujourd'hui, les chercheurs travaillant sur le Jésus de l'histoire sont très nombreux. Un exégète comme Daniel Marguerat affirmait que la bibliographe sur le sujet est devenue "hors de contrôle" : il veut dire par là qu'un chercheur isolé ne peut prendre connaissance de toute la masse des écrits savants (livres, articles, etc) paraissant sur le sujet. Par ailleurs, la recherche sur Jésus s'est largement internationalisée et déconfessionnalisée. Il existe même une revue savante américaine entièrement dédiée à l'étude du Jésus de l'histoire.
II) Sources pour faire l’histoire de Jésus
Nous allons maintenant aborder un point plus technique. Quels sont les sources écrites permettant une étude historique du personnage de Jésus. Disons-le d’emblée, les évangiles du Nouveau Testament constituent la source principale dont disposent les historiens. Pour établir cela, balayons d’abord les autres sources écrites qui font état de l’existence de Jésus de Nazareth.
Les sources antiques non chrétiennes d’abord. Certains auteurs romains, au début du IIe siècle, évoquent en passant la secte des chrétiens, qu’ils qualifient de « superstition » et signalent l’existence du fondateur de cette nouvelle religion. Mais ce sont des témoignages assez tardifs et peu précis.
Plus fondamental est l’historien juif Flavius Josèphe, qui vécut au Ier siècle de notre ère. Ce fut un juif impliqué dans la révolte juive des années 66-70 contre l’occupant romain, et qui finit par rallier le pouvoir romain. Adopté par la dynastie des Flaviens, il écrivit deux livres majeurs, « La guerre des Juifs » et « Les Antiquités judaïques », qui visent à présenter le judaïsme aux lecteurs romains. Ces deux ouvrages sont notre source quasi-exclusive sur l’histoire du judaïsme palestinien au Ier siècle. Dans son récit, Flavius Josèphe corrobore nombre de données chrétiennes. Il évoque longuement Jean le Baptiste, et donne sa version de l’exécution de ce prophète par Hérode Antipas, qui gouvernait la Galilée sous tutelle romaine. Il rapporte la mort par lapidation vers 60 du « frère du Seigneur », Jacques, qui fut l’un des principaux dirigeants de l’Église de Jérusalem après la mort de Jésus. Sur Jésus lui-même, un célèbre passage de Flavius Josèphe a fait beaucoup cogiter les spécialistes : l’auteur y évoque Jésus comme prophète et faiseur de miracles, et sa condamnation à la Croix par Ponce Pilate. Ce passage a sans doute été modifié par des copistes chrétiens, mais seulement partiellement modifié. Il reste l’une des principales attestations de Jésus par des sources non-chrétiennes.
Venons en maintenant à une source qui provoque beaucoup de débat chez les spécialistes. Il s’agit des évangiles dits « apocryphes », car non retenus par le canon du Nouveau Testament. Certains des historiens de la dernière vague, celle des années 1980, font un usage intensif de certains de ces apocryphes. Notamment, l’évangile de Thomas, découvert en 1945, qui consiste uniquement en une succession de paroles de Jésus. Certaines de ces paroles trouvent leur équivalent dans les évangiles du Nouveau Testament, tandis que d’autres sont inédites, et elles se rattachent visiblement à une hérésie qu’on appelle la gnose(du grec « gnosis », connaissance= les hommes sont prisonniers de la chair et du corps, mais il reste une étincelle divine en eux, que le Sauveur, le Christ, doit réveiller par une révélation de type ésotérique et secrète). Un historien américain a postulé que cet évangile apocryphe a le même degré d’ancienneté que l’évangile de Marc, et en fait donc une source privilégiée.
Mais cette position ne fait pas consensus auprès des autres historiens. De manière générale, les écrits apocryphes chrétiens sont tardifs, et sont utiles surtout pour l’étude des courants du christianisme postérieurs à Jésus lui-même. Et ces écrits orchestrent souvent une surenchère dans le merveilleux qui en font des textes peu crédibles.
Pour ce qui est des écrits bibliques, disons un mot des lettres de Saint Paul. Ce sont les plus anciens textes du Nouveau Testament (produits autour des années 50) et si la proclamation de Jésus mort et ressuscité est au coeur du message paulinien, ce ne sont pas des écrits narratifs détaillés sur Jésus, on apprend juste les informations minimales sur Jésus.
Nous en sommes donc ramenés aux évangiles canoniques du Nouveau Testament. Tout d’abord les évangiles dits « synoptiques » (Marc, Matthieu et Luc), appelés ainsi car ils se ressemblent beaucoup (en effet, on peut les disposer en trois colonnes parallèles et les lire en « synopse »). Puis Jean, texte très à part. Les longs discours de Jésus où celui-ci explicite longuement son essence divine et sa relation au Père, sont une des marques distinctives de cet évangile. Voir aussi les nombreux épisodes qui ne se trouvent pas dans les évangiles synoptiques.
Les difficultés que posent ces évangiles pour une étude du Jésus de l’histoire sont multiples. Tout d’abord la nature religieuse de ces textes : ce ne sont pas des reportages ou des notes prises sur le vif sur ce que Jésus a fait et dit, mais des proclamations de foi. Ouvrons la Bible de Jérusalem, et lisons ce que dit l’introduction aux évangiles : « Assurément, ni les apôtres, ni les autres prédicateurs et narrateurs évangéliques n’ont cherché à faire de l’histoire au sens technique et moderne de ce mot. Leur propos était plus théologique et missionnaire : ils ont parlé pour convertir et édifier, inculquer et éclairer la foi, la défendre contre les adversaires ». Mais ils l’ont fait avec le respect de leurs sources, ajoutent les rédacteurs de cette introduction.
Autre difficulté : ce ne sont pas des biographies au sens moderne, on ne sait presque rien de l’enfance et de l’adolescence de Jésus, sa formation, l’influence de son milieu familial et social, son évolution psychologique, etc.
L’autre difficulté est l’extrême difficulté pour dater ces documents. Une théorie traditionnelle chez les chercheurs pour ce qui est des évangiles synoptiques, depuis sa première formulation à, l’époque de l’exégèse allemande du XIXe siècle est la théorie des « deux sources ». Marc serait le premier évangile à avoir été écrit, vers les années 60 de notre ére, c’est donc l’évangile à privilégier pour une étude du Jésus de l’histoire, et il a fourni le canevas narratif à Matthieu et Luc, qui dateraient eux de 85 après notre ère. Ces deux derniers évangiles, en plus de se baser sur Marc, possèdent en commun à eux deux 230 versets , surtout des paroles de Jésus. Ce constat est à l’origine de l’hypothèse d’une source (dite Q, « quelle » en allemand, ce qui veut dire « source ») ne contenant que des discours et paraboles de Jésus. Les chercheurs postulent que cette source Q serait plus ancienne que l’évangile de Marc et serait datée de 40 environ, ce qui en ferait le témoin le plus proche de la période de Jésus. Cette hypothèse date donc de l’exégèse protestante du XIXe, mais depuis les années 1990 et 2000 toute une communauté de chercheurs travaillent intensément sur cette source Q.
Quant à, l’évangile de Jean, il daterait de la fin du premier siècle de notre ére, et il consiste en une relecture théologique des données établies par les synoptiques.
Il faut juste faire remarquer que cette datation approximative des évangiles ne repose pas sur des preuves matérielles mais sur une construction intellectuelle, sur une étude minutieuse des relations de dépendances entre les évangiles. Quelques franc-tireurs ne croient pas que Marc soit le premier évangile, ni à l’existence de la source Q. Un historien récent, Claude Simon Mimouni, appelle ainsi à remettre en cause cette théorie des Deux Sources qui refléterait des présupposés théologiques datés.
Autre difficulté, celle d’identifier les auteurs des évangiles. Ceux-ci sont cités de façon anonymes jusque vers la fin du IIe siècle, période où on les rattache aux auteurs que l’on connaît (« évangile selon Matthieu, Marc, Luc et Jean »).
Bref, selon toute vraisemblance ces écrits datent d’une à deux générations après la mort de Jésus et leurs auteurs ne sont pas des témoins oculaires directs. Ce qui implique qu’entre la crucifixion de Jésus et la mise par écrits des évangiles s’intercale une phase de transmission orale des traditions concernant Jésus de Nazareth. Tout l’enjeu des recherches historiques sur Jésus est de déterminer au cas par cas les paroles ou actes remontant à Jésus lui-même de ceux qui résultent d’une intervention de la communauté chrétienne des années 30 à 60.
J’aimerais terminer par quelques considérations sur l’historicité des évangiles.
L’Église a accueilli dans son canon des écrits qui se contredisent parfois entre eux et qui sont d’une grande diversité. La théologie des écrits du NT est très diverse, et sur le plan de la factualité narrative, ils se contredisent parfois entre eux. C’est le cas des récits de la naissance et de l’enfance de Jésus que l’on trouve dans les deux premiers chapitres chez Matthieu et Luc (ce que l’on appelle les « évangiles de l’enfance »). Les deux histoires ainsi racontées sont très différentes l’une de l’autre, et la fonction de ces deux récits est théologique : le messie doit naître à Bethlehem, afin de rattacher Jésus à la figure du roi David.
Mais c’est justement la sagesse de l’Église d’avoir, entre le IIe t IVe siècle, accepté dans le canon différents témoignages sur Jésus sans avoir tenté une harmonisation artificielle entre les différents récits.
Puis j’aimerais évoquer deux évangiles en particulier. Luc est considéré comme le plus « historique » des évangélistes, car il s’inspire manifestement du modèle des historiens de l’époque antique. Je pense ici au fameux prologue de l’évangile de Luc, où l’auteur se positionne nettement comme un historien. Je le cite :
« Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole, j’ai décidé moi aussi, après m’être informé de tout depuis les origines, d’en exposer pour toi l’exposé suivi, excellent Théophyle, pour que tu te rende bien compte de la sûreté des enseignements que tu as reçus. »
De même Luc manifeste au début de l’évangile son souci de contextualiser son récit. Voilà comment commence le chapitre 3 : « L’an quinze du principat de Tibère César, Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide, (…), sous le pontificat d’Anne et Caïphe... »
Mais une analyse précise de l’évangile de Luc montre toute les limites de l’ambition historienne de Luc ; dans son récit de la naissance de Jésus, l’auteur évoque un recensement général du monde habité sous le règne de l’empereur Auguste, et c’est à cette occasion que Joseph et Marie montent de la ville de Nazareth en Galilée vers Bethléem pour se faire recenser (Joseph étant de la lignée de David). Mais les historiens doutent de la véracité de ce recensement, et sans doute Luc a-t-il confondu avec un recensement ultérieur et purement local, ayant eu lieu dans la province de Syrie. D’autre part il a été remarqué que Luc connaît mal la géographie de la Palestine, ce qui exclut l’idée que l’auteur de cet évangile ait eu une connaissance directe du terrain.
A l’inverse, je vais vous montrer que la valeur historique de Jean a été réhabilité. Il a longtemps été considéré comme un évangile essentiellement théologique et mystique, et ce dès le tournant des IIe tet IIIe siècle. Clément d’Alexandrie, un des Pères de l’Église, n’a t-il pas déclaré de cet évangile : « de son côté, Jean, le dernier, voyant que le côté matériel des choses avait été mis en lumière dans les évangiles, poussé par les disciples, fit, en étant divinement porté par l’Esprit, un évangile spirituel ». Pourtant, sur le strict plan de la vraisemblance historique, cet évangile serait plus fiable que les synoptiques sur plusieurs points. Selon Matthieu, Marc et Luc Jésus ne fait qu’un voyage à Jérusalem pendant son ministère, alors que selon Jean le ministère de Jésus s’étale sur deux ans au moins, ponctué de plusieurs séjours à Jérusalem pour les fêtes de la Pâques juive. D’autre part, le récit de la Passion, notamment les modalités du procès et de l’exécution de Jésus, sont plus crédibles que les récits correspondant des synoptiques.
J’aimerais finir cette deuxième partie de mon exposé par deux remarques. Je vais évoquer rapidement les théoriciens qui prétendent que Jésus n’a jamais existé. On appelle ces prises de position les « théories mythistes » : Jésus serait un personnage mythologique inventé de toute pièce. Michel Onfray est le dernier en date des auteurs à avoir développé ces idées. Disons tout de suite qu’aucun historien ou exégète sérieux ne défend cette thèse. Si on raisonne en terme de sources attestant l’existence de Jésus, on peut affirmer malgré tout que plusieurs sources indépendantes attestent de l’existence de Jésus : Flavius Josèphe, les épîtres de Saint Paul, Marc, la source Q, l’évangile de Jean.
Je vais évoquer un historien américain, qui s’appelle Bart Erhman, et qui a la particularité d’être un ancien chrétien évangéliste qui a perdu la foi, et qui est néanmoins un des meilleurs spécialistes américain du Nouveau Testament. Et bien Bart Erhmann a dédié un livre entier pour prouver l’existence historique de Jésus et démolir les thèses « mythistes ».
Deuxième remarque : comme la source principale reste les évangiles, les spécialistes de l’histoire de Jésus ont beaucoup plus un profil d’exégète qu’un profil d’historien classique. C’est flagrant avec le livre de John P. Meier : l’auteur passe son temps à faire l’analyse de versets bibliques.
III) Le(s) portrait(s) de Jésus par les historiens
J’aimerais maintenant évoquer l’image de Jésus telle qu’elle se dégage des recherches historiques, en mettant l’accent sur les recherches les plus récentes. La première impression est la grande diversité des portraits de Jésus qui émergent de cette littérature savante. Après ce constat global, j’aimerais évoquer plus en détail quelques questions,
On pourrait commencer par dire deux mots du cadre politique général de la période de Jésus. On peut dire qu’il y avait un double pouvoir. Depuis 70 avant notre ère, la Palestine est devenue romaine, mais cette occupation était surtout militaire et, pour les habitants de la Palestine profonde, un peu lointaine. La réalité du pouvoir civil et religieux était détenue par les autorités juives. Au temps du ministère public de Jésus, la Judée était sous gouvernement romain direct, dirigée par le procurateur Ponce Pilate, mais la Galilée, elle, était sous la coupe d’un souverain juif inféodé aunx Romains, Hérode Antipas, fils du « grand « roi Hérode (qui régna jusqu’en l’an 4 avant Jésus Christ).
Plus généralement, on peut se poser une question plus concrète sur l’enracinement de Jésus dans son cadre historique et social. A savoir : quelle langue parlait Jésus ? Il faut se rappeler quelles étaient les langues parlées en Palestine au premier siècle de notre érer. D’une part le latin, qui n’était parlé que par l’occupant romain. Le grec, qui était la langue commune de la civilisation de l’époque. Enfin, considérons les langues sémitiques. A savoir l’hébreu, langue d’origine du peuple élu, mais qui, au Ier siècle de notre ère, n’était plus la langue quotidienne parlée en Palestine mais la langue de la liturgie et des textes sacrés. C’est l’Araméen, autre langue sémitique, qui avait supplanté l’hébreu comme langue parlée quotidienne.
Laquelle de ces langues parlait Jésus ? En fait, pour l’exégète Daniel Marguerat, Jésus était probablement trilingue. Son idiome courant et celui de ses disciples était l’araméen, mais le fait que Jésus était capable de mener des controverses d’égal à égal avec les tenants de la religion juive officielle indique qu’il connaissait très bien les textes sacrés et qu’il était capable donc de les lire en hébreu. Enfin, il est plus que probable que Jésus, en tant que charpentier, dans l’exercice de son métier qui l’amenait à avoir des relations commerciales avec des clients et fournisseurs, il est probable qu’il avait des rudiments de grec.
C’est ici qu’on peut mobiliser les acquis de la recherche archéologique en Galilée, qui montre que la civilisation gréco-romaine était bien présente en Galilée et en Palestine. Ce qui contredit une vision longtemps répandue d’une société juive vivant en autarcie et totalement repliée sur ses traditions. Aussi l’usage de la langue grecque devait être répandu, même s’il se limitait aux usages nécessaires aux relations commerciales et professionnelles.
Quelle était l’enracinement social et familial de Jésus ? Son père Joseph et sans doute lui-même était charpentier, il appartenait donc à un milieu populaire et rural, mais au dessus des simples paysans et pêcheurs (milieu dans lequel se recrutent ses disciples ). On peut dire qu’il appartenait à une sorte de classe moyenne au sein de la société rurale galiléenne.
Quant à l’environnement familial du personnage, Jésus est décrit,, dans un passage de l’évangile de Marc, comme ayant de nombreux frères et sœurs (4 frères et deux sœurs sont dénombrés). Ce qui m’amène à une considération potentiellement polémique. Ce constat de l’existence d’une nombreuses fratrie de Jésus vient contredire le dogme de la virginité perpétuelle de Marie, aussi certains pères de l’Église, à la suite de Saint Jérôme, ont avancé l’idée que les « frères » et « sœurs » de Jésus mentionnés dans la Bible sont en fait des cousins. Ce qui ne tient pas au niveau de l’analyse sémantique des textes, John P. Meier, historien et jésuite de son état, est très ferme là-dessus. Après on peut imaginer que les frères et sœurs de Jésus sont issus d’un précédent mariage de Joseph (c’est le récit que développe un célèbre évangile apocryphe, le « proto-évangile de Jacques »).
Ce qui m’amène à une remarque plus générale. L’évangile de Marc développe une vision assez négative de la famille de Jésus et de Marie elle-même. Rappelons que l’évangile de Marc ne contient pas d’évangile de l’enfance contrairement à Matthieu et Luc. Dans ces deux derniers évangiles (et surtout Luc), la figure de Marie est magnifiée dans ces récits de l’enfance. A l’inverse, dans l’évangile de Marc, Marie apparaît très peu, et une de ses rares apparitions est dans cette scène où la famille de Jésus se réunit, et proclame qu’il « a perdu le sens » (Mc, chapitre3). Peu après vient la scène célèbre où Jésus, à qui l’ont vient dire que sa famille le cherche, déclare en montrant ses disciples: « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère ». Jésus proclame ainsi la supériorité des liens électifs au sein de la société de ses disciples, sur les liens du sang. Manifestement l’évangéliste Marc appartient à un milieu chrétien hostile à la parenté de Jésus.
Après son enracinement linguistique, social et familial, venons-en à une question centrale : les relations de Jésus avec la société juive où il vivait. Une question centrale traverse l’exégèse depuis deux siècles, et même la théologie depuis plus longtemps encore : celui des rapports entre Jésus et le judaïsme de son époque. Jésus, né juif, est à, l’origine d’une nouvelle religion, le christianisme, laquelle s’est détachée progressivement du judaïsme pour rompre avec lui. Aussi, quand on fait le portrait historique de Jésus, faut-il insister sur la novation religieuse que le prophète de Nazareth a apporté de son vivant ? Ou bien au contraire, faut-il voir en Jésus un juif typique de son temps, profondément enraciné dans son milieu et son époque ?
Question énorme que je ne peux qu’évoquer très rapidement. Les historiens de la deuxième quête (celle qui se déroule entre l’après seconde guerre mondiale et les années 1970) ont beaucoup insisté sur l’originalité de Jésus par rapport au monde juif environnant.
Or, il y a un retournement de tendance dans la recherche à, partir des années 1980. Certains des chercheurs les plus éminents insistent massivement sur la judaïté de Jésus. On peut parler de « rejudaïsation » des origines du christianisme et surtout de Jésus. Pour beaucoup d’historiens, Jésus n’a pas fondé de nouvelle religion de son vivant. Bien au contraire, la prédication de Jésus orchestre un débat interne au monde juif, et le mouvement des disciples de Jésus ne se détachera nettement du judaïsme que plus d’un siècle après, vers la moitié du IIe siècle environ. Autrement dit, pour beaucoup d’exégètes, Jésus est avant tout un réformateur du judaïsme plus qu’un prototype de chrétien. Pour citer l’historien Claude Simon Mimouni, « on peut considérer Jésus […] comme le fondateur d’un mouvement de piété et de sainteté aux tendances prophétiques et eschatologiques marquées ».
Ainsi, Jésus partage certains traits communs avec d’autres mouvements juifs de l’époque, comme celui des hassidim, courant de juif pieux de l’époque. Les hassidim étaient principalement localisés en Galilée, vivaient dans une pauvreté extrême, accordaient une place importante aux femmes. Et détenaient des pouvoirs charismatiques, notamment en terme de guérisons miraculeuses. Certains ont même fait de Jésus un personnage proche de la secte des Esseniens. Rappelons qui sont les Essenniens : il s’agit d’un groupe juif marginal aux tendances fortement mystiques qui vivait dans, le désert de Judée, cultivant l’ascèse et la pénitence. Des auteurs comme Flavius Josèphe avait déjà décrit cette secte, mais les connaissances sur ce groupe ont été bouleversées par la découverte en 1947 des manuscrits de la Mer Morte. Les dits manuscrits (des exemplaires bibliques d’une part, et des textes inédits proprement essenniens) étaient détenus par la secte. Mais la thèse du Jésus essenien est très minoritaire parmi les chercheurs.
On connaît mieux, par la Bible, les sadducéens, parti aristocratique liée au Temple de Jérusalem, et les pharisiens, qui s’opposent à Jésus en des controverses que rapportent les évangiles.
Mais il importe de situer la singularité de Jésus par rapport à ces mouvements. L’enjeu de la pureté et de la sainteté est centrale. Pour Jésus, la sainteté est une liberté par rapport à la Loi, alors que pour les pharisiens ou les esseniens, elle est une servitude par rapport à la Loi( la notion de sainteté est alors basée sur de grandes exigences en terme de pureté rituelle).
Enfin, il faut replacer Jésus au sein des mouvements messianiques et millénaristes de la société juive de son temps. Au cours des deux premiers tiers du premier siècle de notre ére, plusieurs personnages se sont érigés en messie et ont cherché à déclencher une révolte contre l’occupant romain et les monarques juifs (la famille d’Hérode) qui leurs étaient inféodés. Pour citer encore une fois Claude Simon Mimouni, « Replacé dans l’histoire globale de la religion nationale juive, Jésus n’est qu’une figure messianique parmi d’autres : ni spécialement en déviance, ni spécialement en rupture, ni spécialement en nouveauté ».
Pour rééquilibrer le débat, je vais citer enfin l’exégète suisse Daniel Marguerat, qui exprime une position pondérée. : « pourquoi affirmer la judaïté de Jésus conduirait-il à occulter la nouveauté de sa venue ? A l’inverse, pourquoi souligner le rôle de Jésus dans une histoire du salut devrait-il aboutir à minimiser son appartenance à Israël ? … Or, il ne m’apparaît ni nécessaire historiquement, ni sage théologiquement de nier la spécificité du rôle de Jésus pour pouvoir mettre en avant sa judaïté ».
Maintenant, je vais vous montrer comment certains chercheurs mobilisent les outils de la sociologie historique pour comprendre Jésus. Ces chercheurs insistent sur la situation de sujétion politique, sociale et économique du petit peuple de la Palestine de ce temps. Une minorité de dominants, liés à l’occupant romain ou à l’aristocratie cléricale gouvernant le Temple de Jérusalem, accapare le pouvoir face à l’immense majorité du peuple. Aussi certains auteurs voient en Jésus une sorte de militant, en précisant d’emblée qu’il ne s’agissait pas pour Jésus de provoquer une révolution politique par la violence. La « révolution » initiée par Jésus est foncièrement non violente, elle vise à changer les mentalités par le bas, en rendant sa dignité aux plus pauvres et aux plus déshérités. Le Sermon sur la Montagne peut ainsi être lu comme instaurant une éthique radicale de l’amour d’autrui et comme fondant un nouvel ordre communautaire. Il faudrait ainsi contextualiser l’action de Jésus dans une période qui a vu beaucoup d’insurrections, de brigands ou de rois-messie auto-proclamés.
Un auteur en particulier a développé un concept très fructueux. Je parle de l’exégète allemand Geird Theissen, qui a vu dans le mouvement de Jésus un mouvement de « charismatiques itinérants ». L’analyse se fonde sur la radicalité des choix qu’impose Jésus à ses disciples, notamment dans son grand discours d’envoi ; quitter ses biens, sa famille, sa terre, pour suivre Jésus et répandre sa Parole. Très frappante en particulier est l’idéologie anti-familiale que développent certains discours de Jésus : confère cette parole évangélique dans Luc (chapitre 14, verset 26) : « Si quelqu’un vient à, moi sans hair son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à, sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». Pour Geird Theissen, il y avait deux groupes distincts de partisans de Jésus. Le noyau des disciples et apôtres proprement dits, qui formaient un groupe de,prédicateurs itinérants ayant rompu avec toute attache sociale et familiale, et d’autre part un deuxième groupe de sédentaires, qui portaient appui et éventuellement hébergeaient des membres du premier groupe. Dans ces sympathisants sédentaires on peut citer la belle-mère de Pierre, guérie par Jésus dans un célèbre épisode des évangiles, et aussi Marthe et Marie.
Theissen a développé un autre concept typiquement sociologique pour comprendre Jésus : il parle d’auto-stigmatisation. Jésus accueille dans sa prédication les déclassés et les marginaux de la société juive de l’époque (rappelez-vous les célèbres paroles sur les publicains et les prostituées), et, comme je l’ai dit, prône pour ses disciples un abandon radical de tout enracinement familial. C’était se mettre au ban de la société juive de l’époque, et Jésus, en quelque sorte, loin de prendre à, son compte la condamnation morale de la société environnante, revendique les valeurs et comportements qui lui sont reprochés. C’est pour cela que Theissen parle « d’autostigmatisation ».
Il faut enfin, dans cette optique sociologique, insister sur l’enracinement rural du mouvement de Jésus. Avant sa montée à Jérusalem, sa prédication s’inscrit dans le cadre de la Galilée rurale, et Jésus évite dans son itinérance les grandes centres urbains hellénisés que sont Sepphoris et Tibériade ‘(ce sont des villes construites par les rois hérodiens à la mode hellénistique, que les évangiles ne citent même pas). Enfin,Geird Theissen remarque que l’on peut faire une, lecture sociologique des paraboles de Jésus. Je le cite : « Ici, de petits paysans, des journaliers et des fermiers, des bergers et des vignerons occupent les devants de la scène. On y parle de semailles et de recoltes,de champs et de mauvaises herbes, de troupeaux et de pèche. »
Enfin, évoquons rapidement une autre lecture très courante de Jésus chez les exégètes. Non plus le déclassé ou le révolutionnaire social, mais l’annonciateur de la fin du monde imminente et de l’avènement du règne de Dieu sur terre. L’historien jésuite John Meier le dit dans une formule choc : « Jésus, n’annonçait pas la réforme du monde : il annonçait la fin du monde ». Un certain nombre de textes des évangiles confortent ce point de vue: les propos de Jésus appelant ses disciples à se préparer à la fin imminente, ou l’expression « Royaume de Dieu » (ou son équivalent « Royaume des Cieux », très fréquente dans les évangiles, mais très rares dans la littérature juive antérieure ou dans les autres textes du NT. C’est donc une expression propre à Jésus. Les miracles et guérisons effectués par Jésus sont aussi à comprendre dans cette même perspective eschatologique. Jésus, en accomplissant ces miracles, manifeste que le règne de Dieu est déjà présent, et que Dieu se manifeste en ce monde ici et maintenant.
IV) Les conséquences pour la foi
J’en arrive à la partie conclusive de mon exposé, sur les enjeux théologiques et de foi de ces recherches historiques sur Jésus.
Je vais évoquer d’abord un ouvrage très important qui se veut une réponse aux exégètes et historiens modernes et une vigoureuse défense de la tradition religieuse. Il s’agit du « Jésus de Nazareth » de Benoît 16, publié en deux volumes en 2010 et 2011. Il s’agit explicitement d’un ouvrage théologique sur Jésus de Nazareth, qui veut clore les recherches en exégèse historico-critique et revenir à une vision ecclésiale beaucoup plus traditionnelle. On pourrait résumer le propos de l’ancien pape en disant la chose suivante : le « vrai » Jésus n’est pas celui des historiens et des tenants de l’exégèse moderne, c’est le Jésus de la tradition religieuse et des Evangiles.
Le dialogue se veut courtois avec l’exégèse historique, dont il reconnaît l’importance et la validité, mais dont il souligne les limites. La méthode historico-critique situe la parole dans le passé et étudie les circonstances événementielles qui ont vu naître les textes. « Pour rester fidèle à elle-même, la méthode historique doit non seulement rechercher la parole comme appartenant au passé, mais elle doit aussi la laisser dans le passé ». Aussi, pour Benoît 16, cette méthode doit être dépassée pour un retour vers une perspective plus théologique.
Dans le corps du livre, il se montre parfois beaucoup plus incisif. Il fustige par exemple le « cimetière d’hypothèses » que constitue l’école historico-critique : il veut dire par là que ces exégètes manient beaucoup d’hypothèses et de théories qui ont été toute dépassées les unes après les autres. Il fustige par ailleurs la manie des exégètes à triturer et découper les textes, pour isoler différentes couches et sources de ces textes bibliques. Enfin, dans la page 55 du premier volume, il identifie carrément les excès d’une certaine exégèse avec les démarches de l’Antéchrist : je le cite « L’interprétation de la Bible peut effectivement devenir un instrument de l’Antéchrist(..) Les pires livres qui détruisent la figure de Jésus, qui démolissent la foi, ont été écrits avec de prétendus résultats de l’exégèse. »
La citation que je viens de lire montre que Benoit 16 a tendance à considérer une certaine exégèse historique comme une agression contre la foi. Il est vrai que les livres d’exégèse sont souvent très techniques, et peuvent rebuter un lecteur animé avant tout par une démarche de croyance et de spiritualité. Je comprend très bien que beaucoup de croyants ne se retrouvent pas dans des ouvrages historiques à caractère très technique et scientifique.
Autre problème plus fondamental : les livres d’histoires sur le christianisme peuvent-être amenés à contredire des dogmes ou des données de la foi, et ainsi blesser des croyants. Il faut poser ouvertement la question : la démarche scientifique et la liberté de recherche sont-elles compatibles avec le respect des dogmes de l’Église ? Avoir des croyances religieuses est-ce un obstacle pour un historien spécialisé dans le christianisme ? Beaucoup de chercheurs le pensent, mais d’autres rappellent aussi une évidence : être croyant donne une familiarité avec les textes et la culture religieuse qui peut être un atout pour un chercheur dans le domaine.
Je vais finir mon exposé par ce point : les études historiques sont-elles une agression contre la foi ? Quelle est leur utilité théologique ? Je vais donner là encore la parole à Daniel Marguerat. Une première utilité de ces recherches est de contrer une tendance, très présente dans le christianisme depuis le début, à une excessive spiritualisation et une excessive accentuation de la dimension divine de Jésus Christ. Certains tendent à oublier le fait de l’Incarnation. Je cite Daniel Marguerat : « C’est ici, précisément, que la recherche du Jésus historique devient l’auxiliaire précieuse de la théologie dans sojn devoir de conformité à l’incarnation..La quête du Jésus de l’histoire est l’antidote le plus puissant à la compréhension mythique ou gnostique de Jésus Christ. »
Deuxième fait : la diversité des portraits de Jésus que se font les historiens rend un paradoxal service à la théologie. Jésus apparaît insaisissable, irréductible à la capture par un seul système d’interprétation ou modèle de compréhension. Ainsi, dit Daniel Marguerat, « la quête du Jésus historique est une blessure permanente infligée à la tentative de capturer Jésus dans un système dogmatique ». Par ailleurs, autre point important, les recherches historiques sur Jésus sont un démenti à la représentation trop facile et confortable que les croyants peuvent se faire de Jésus. La quête du Jésus historique « soustrait Jésus à l’imaginaire des croyants. Elle le pose comme une figure résistante, autre, à distance, non intégrable immédiatement à une contemporanéité spirituelle. La quête du Jésus de l’histoire inflige une blessure permanente à la tentative idolâtrique de s’approprier le Christ ».
Marguerat conclut son propos par ces propos assez cinglants : « Que la quête du Jésus historique dérange l’Église, il en a été ainsi, dès le début. Mais ce dérangement est théologiquement salutaire (respect de l’incarnation) et pastoralement souhaitable(castration de l’imaginaire idolâtrique) ».
J’aurais envie de finir cet exposé en rappelant un souvenir personnel. Je suis allé suivre des cours d’exégèse biblique à l’Université Catholique de Lyon une année durant, et une phrase prononcée par l’un de mes professeurs, le grand éxégète Philippe Abadie, m’est resté en mémoire : « Le croyant n’a pas à dicter à l’historien ses méthodes, l’historien n’a pas à dicter au croyants ses convictions religieuses ». Abadie nous invite à respecter, l’autonomie réciproque du domaine de la foi et de la science. C’est une très sage conception à laquelle je me rallie entièrement.
Serge Maury
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