Ces textes mettent la barre très haut ! Soyez saints car je suis saint, en première lecture ;8 soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, dans l’Evangile. Certes le Pape François, dans son exhortation apostolique Gaudete et exultate en 2018, nous a rappelé après le Concile Vatican II que nous sommes tous appelés à la sainteté, mais qui peut y prétendre ? Le texte du lévitique signifie dans son exigence que la loi du Talion évoquée dans l’évangile est déjà un progrès par rapport à la surenchère de la vengeance. Et notons que la perfection attribuée à Dieu dans l’Evangile se caractérise par sa miséricorde : il fait lever son soleil sur les bons et les méchants, pleuvoir sur les justes et les injustes. Que ce soit dans la première lecture ou dans l’évangile, la sainteté comme la perfection renvoient vers le rapport au frère, et le frère, ce n’est pas le copain, mais aussi l’ennemi.
Imaginons un instant que Dieu applique avec nous la loi du Talion et nous rende le mal pour le mal. Le psaume 102, qui répondait à la première lecture, dit que Dieu « n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses ». Si nous espérons sa miséricorde, ne serait-il pas cohérent que nous essayions d’agir avec les autres comme nous espérons qu’il agira avec nous, même si cela nous semble difficile ? Nous pouvons au moins en cultiver le désir, admettre qu’il serait normal d’arriver à faire pour les autres ce que nous désirons que Dieu fasse pour nous.
Mais quand nous entendons cette exigence : « si quelqu’un veut te prendre ta tunique, laisse lui encore ton manteau ; si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui ; à qui te demande, donne… », on se dit qu’à ce compte là on va se faire dépouiller. Et si on ajoute l’invitation à « ne pas riposter au méchant », on risque même de se faire tuer, et on n’est pas masos, heureusement ! Et si on regarde Jésus, il a effectivement fini par se faire tuer et il nous invite à sa suite à prendre notre croix. Marcher à la suite de Jésus, est-ce que cela veut dire se faire tuer ?
Alors pour avancer malgré la peur que cela peut susciter en nous, nous pouvons contempler Jésus : à Gethsémani, il éprouve une angoisse terrible et prie pour que « cette coupe », la passion qui l’attend, s’éloigne de lui. Le disciple n’est pas plus grand que son maître. Mais là encore, nous pouvons au moins cultiver le désir de suivre Jésus, ce à quoi nous invite le Pape François pour ce temps de carême qui va commencer mercredi et nous pouvons exprimer comme lui dans la prière notre peur devant la perspective de la croix. La foi est justement d’oser la confiance là où nous sommes tentés par la peur.
Si nous regardons ceux qui ont pris ce chemin du refus de la violence, nous constatons qu’ils sont souvent morts par la violence mais aussi qu’ils ont laissé dans l’histoire une trace qui dure. Et au fond de nous, même si cela nous semble inaccessible, nous sentons bien que le chemin de la vie passe par là. Martin Luther King ou Gandhi suscitent notre respect, notre admiration, pas notre moquerie ou notre mépris. Alors je vous propose quelques pistes pour notre prière :
D’abord remettre à Dieu le soin de s’occuper de nos ennemis. Nous ne sommes peut-être pas capables de dire comme Jésus : « Père, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Peut-être avons-nous envie de demander à Dieu de les massacrer : il y a des versets de psaumes pour cela. Il est dommage qu’on les ait retirés de la liturgie, car demander à Dieu de le faire, c’est déjà renoncer à le faire soi-même. De notre prière, Dieu fera bien ce qu’il voudra. L’essentiel est de renoncer à nous occuper nous-mêmes de nos ennemis, de remettre leur sort entre les mains de Dieu. C’est un début avant de les aimer comme Jésus nous y invite.
Ensuite, confier à Dieu nos peurs, lui demander de les remettre à leur place, comme on remet à sa place quelqu’un qui se prend pour ce qu’il n’est pas. Quand on demandait à Saint Vincent de Paul, qui traînait au 17ème siècle dans les bas-fonds de la capitale, s’il ne lui arrivait pas d’avoir peur, il répondait : « de moi parfois, des autres, jamais ! ». La seule violence dont nous avons raison d’avoir peur est celle qui nous habite, pas celle que les autres pourraient exercer contre nous. Jésus nous dit que nos cheveux sont tous comptés. La Foi est fondamentalement de remettre notre vie entre les mains de Dieu, ou de réaliser qu’elle est déjà entre ses mains. Remettons lui déjà nos peurs, confions les dans notre prière.
Enfin, confions au Christ le peu de désir que nous avons de nous engager sur le chemin exigeant qu’il nous propose et qui nous semble impossible. C’est comme une flamme fragile, le peu de désir que nous pouvons avoir au fond de nous dans ce sens-là. Le confier au Christ, c’est comme mettre nos mains autour de cette petite flamme pour qu’elle ne s’éteigne pas, comme quand on allume une cigarette en plein vent. Si petit que soit ce désir, il faut en prendre soin comme de ce que nous portons de plus précieux et le confier dans la prière à Celui qui l’a mis en nous pour qu’il le fortifie.
Cette page d’évangile comme celle de dimanche dernier place la barre si haut que nous passons tous en dessous. Cette exigence nous dit radicalement qu’aucune justice acquise par nos propres forces ne peut nous donner l’illusion d’être saints. Nous ne pouvons que nous en remettre à la grâce de Dieu pour accueillir comme un cadeau ce que nous ne saurions atteindre. Alors, nous sommes comme l’écrit Paul aux corinthiens, le sanctuaire de Dieu par son Esprit qui habite en nous, et l’impossible peut nous être donné si nous acceptons de passer de la peur à la confiance, de l’illusion du mérite à la gratitude du don reçu. Ainsi soit-il !
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