Trois ans à parcourir derrière lui les routes de la Palestine occupée. Trois ans entourés de lépreux guéris, d’aveugles, de boiteux, de prostituées pardonnées, mangeant avec les publicains et les pécheurs, suscitant chez tous les relégués de la société une formidable espérance, jusqu’à ce vendredi noir où l’occupant l’a livré aux mains des chefs religieux d’Israël pour qu’il soit crucifié[1] et où les uns après les autres, tous ont fui, apeurés et l’ont abandonné, désemparés. Et dans ces pages d’évangile que nous avons lues depuis Pâques, notamment avec le récit d’Emmaüs, nous avons entendu que Jésus ressuscité a « ouvert l'esprit » de ses disciples « à l'intelligence des Écritures ». D’où vient donc qu’ils posent cette question qui nous semble si déplacée : « Seigneur, est-ce maintenant que tu vas rétablir la royauté en Israël ? » Ont-ils en tête la prophétie d’Isaïe que nous écoutions à Noël ? « Toutes les chaussures des soldats qui piétinaient bruyamment le sol, tous leurs manteaux couverts de sang, les voilà brûlés : le feu les a dévorés » … Mais le royaume de Dieu n’a pas la forme de nos ambitions politiques, il peut être utile de nous le rappeler : après la multiplication des pains, Jésus disparait au désert lorsque la foule veut le faire roi, et aujourd’hui il disparait encore après que les disciples lui ont posé cette question. Pourtant, si son royaume n’est pas de ce monde, c’est bien dans ce monde que nous sommes appelés à le faire advenir, qu’il est à la fois au milieu de nous et devant nous. La mission confiée aux apôtres n’est pas de chasser l’occupant, mais d’être témoins du ressuscité « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre ».
Pour bien comprendre les deux mouvements qui traversent cette fête, mouvements au centre desquels se trouve l’Eglise, dont nous allons en quelque sorte fêter la naissance à la Pentecôte, il faut revenir à la seconde lecture de la lettre aux Ephésiens : « … le plaçant plus haut que tout, il a fait de lui la tête de l’Église qui est son corps, et l’Église, c’est l’accomplissement total du Christ … ». L’image que nous pouvons avoir ici à l’esprit, c’est celle de l’accouchement : la tête du nouveau-né passe en premier et ensuite, dans la foulée, le corps vient avec. Nous sommes le corps du Christ, et avec Pâques, la tête est passée et a rejoint le Père où nous sommes tous attendus. Et c’est dans ce premier mouvement en quelque sorte vertical, que s’enracine le second qui va jusqu’aux extrémités de la terre. Au centre de ces deux mouvements se trouve l’Eglise, prise dans un jeu de présence/absence : le Christ disparait vers le haut, là où il nous précède, et il nous laisse aux prises avec cette absence : « pourquoi restez vous là à regarder vers le ciel ? ». Et avant de disparaître, il a envoyé les disciples là où il les précède aussi : « jusqu'aux extrémités de la terre ».
Chez Luc, dans le récit d’Emmaüs, lorsque les disciples le reconnaissent, « il disparut à leurs regards ». Ils reviennent en courant à Jérusalem, et là « lui-même était là au milieu d'eux ». Or que leur dit-il ? « Rappelez vous les paroles que je vous ai dites quand j'étais encore avec vous… » Est-il donc là ou pas ? L’écriture de Luc décline un mode de présence/absence qui est bien le mode de relation au Christ auquel nous renvoie l’Ascension.
Pourtant le texte de Matthieu nous laisse une promesse : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». La tentation est toujours du côté d’une mainmise sur une présence fantasmée ou idolâtre. Ne me retiens pas dit Jésus à Marie-Madeleine au matin de la résurrection. Ne recherchons pas un mode de présence au Christ qui évacuerait toute forme d’absence : il nous échappe parce qu’il nous précède et c’est parce qu’il nous précède auprès du Père qu’il nous précède aussi auprès de nos frères. C’est finalement quelque part le même mouvement. Christ est toujours devant nous, parce qu’il vient de l’avenir à notre rencontre. C’est le fondement de notre espérance. L’Ascension nous invite à nous ouvrir à une présence qui nous échappe.
Dans l’évangile, Jésus nous laisse deux modes de présence après qu’il a quitté ses disciples : quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux, et : ce que vous faites aux plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous le faites. Sacraliser l’un de ces modes de présence au détriment de l’autre est toujours la tentation de mainmise idolâtre. La vérité est que nous ne pouvons prétendre être réunis en son nom que pour autant que nous accueillons sa présence en celui qui est fragile, méprisé, rejeté, dehors. L’invitation à baptiser n’est pas une invitation à faire du chiffre en collectionnant les adeptes, mais à porter aux confins de la terre le scandale de la croix, à révéler au monde que la présence de Dieu ne se révèle pas dans ce que le monde idolâtre, fut-ce religieux, mais dans ce qu’il néglige et piétine. Nous serons des témoins de la présence du ressuscité en étant nous-mêmes signes de sa vie donnée par amour, dont nous allons maintenant faire mémoire par le pain et le vin, corps livré et sang versé. Amen !
[1] Jean 19, 16
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